17
Tu vas rester ici avec ces gens et tu comprendras comment ça se passe », m’a dit Don Calligaris. J’avais mal à la tête. J’avais fumé trop de cigarettes et bu trop de café fort. Tout ce que ces gens semblaient faire, c’était fumer et boire, manger des plats italiens riches ; pâtes, boulettes de viande, sauces à base de vin rouge et de fines herbes au goût sucré. À mes yeux, leur nourriture avait toujours des airs de bain de sang.
« Cinq familles, et c’est un peu comme se rappeler les noms des joueurs d’une équipe de football ou quelque chose comme ça, a poursuivi Don Calligaris. Cinq et seulement cinq, et chacune d’entre elles a ses noms, ses chefs, ses sous-chefs, autant de noms que tu dois connaître si tu dois les fréquenter et être pris au sérieux. Tu dois penser comme un Italien, tu dois parler la langue, tu dois porter les bons habits et dire les mots qui conviennent. Tu dois t’adresser aux gens de la façon appropriée, sinon ils te prendront pour un pauvre péquenaud. »
New York était froide, déroutante. Je m’étais imaginé que c’était un seul endroit, mais la ville était constituée d’îles, chacune portant un nom différent, et l’endroit où nous nous trouvions – Little Italy, dans un petit restaurant nommé Salvatore, à l’angle d’Elizabeth et de Hester – était un quartier d’une île nommée Manhattan. Les images, les noms, les mots qui m’entouraient étaient tous aussi nouveaux que les gens qui les accompagnaient : Bowery et le Lower East Side, Delancey Street et le pont de Williamsburg, l’East River et la baie de Wallabout – des endroits dont j’avais lu les noms dans mes encyclopédies, des endroits que j’avais imaginés si différents de ce qu’ils étaient en réalité.
J’avais cru que Vegas était le centre du monde, l’endroit où tout commençait et finissait ; New York m’a ôté mes illusions. Comparé à ça, Vegas n’était qu’un petit bled paumé de rien du tout tapi à la limite du désert.
Les bruits et les images me faisaient me sentir minuscule ; ils m’effrayaient un peu ; ils créaient en moi une tension que je n’avais jamais connue auparavant. Des fous erraient dans les rues en demandant de la monnaie. Des hommes s’habillaient en femmes. Les murs étaient recouverts de symboles bruts et criards, et un mot sur deux que j’entendais semblait être putain ou putain de merde ou putain d’enculé. Les gens étaient différents, leurs vêtements, leurs manières, leurs corps. Ils semblaient usés ou abattus, ou meurtris, ou avoir la tête comme une pastèque après s’être empoisonné toute la nuit à coups d’alcool ou de cocaïne ou de marijuana. J’avais vu ces choses à Vegas, ce n’étaient pas des nouveautés pour moi, mais à New York, tout semblait magnifié et exagéré, comme si, ici, tout se faisait deux fois plus intensément, deux fois plus vite ou deux fois plus longtemps.
« Donc, il y a la famille Gambino, a repris Don Calligaris, interrompant mes pensées. Albert Anastasia a été le patron de 1951 à 1957. Il a été à l’origine d’une chose dont tu as peut-être entendu parler, un petit club nommé Murder Incorporated. Après l’assassinat d’Anastasia, Carlo Gambino a repris la famille et il en est le patron depuis 1957. Ensuite, il y a les Genovese, la famille de Lucky Luciano. Après lui, est arrivé Frank Costello, puis Vito Genovese a été le patron jusqu’à 1959. Après Vito, il y a eu un conseil de trois hommes jusqu’à 1972 et, maintenant, la famille Genovese est dirigée par Frank Tieri. La troisième famille, la nôtre, est la famille Lucchese. Une longue histoire, beaucoup de noms, mais tout ce que tu dois savoir, c’est que Tony Corallo en est maintenant le chef. Tu entendras des gens l’appeler Tony l’Esquive, m’a-t-il expliqué en riant. On lui a donné ce nom à cause de toutes les fois où il a réussi à esquiver les fédéraux et les flics et tous ceux qui en avaient après lui. Ensuite, il y a les Colombo, qui sont dirigés par Thomas DiBella. Et enfin, il y a la famille Bonanno. Carminé Galante est à sa tête et, si jamais tu le rencontres, ne le regarde pas dans les yeux ou il te fera exécuter juste pour le putain de frisson. »
Calligaris a bu une gorgée de café. Il a écrasé sa cigarette dans le cendrier et en a allumé une nouvelle.
« Il y a aussi les factions du New Jersey. La famille a toujours été plus puissante à New York et à Philly, mais ils ont établi une organisation à Newark, dans le New Jersey, dont le patron a été jusqu’en 1957 un type nommé Filippo Amari. Nicky Delmore l’a dirigée de 1957 à 1964, et maintenant ils ont Samuel De Cavalcante... »
Je regardais Don Calligaris avec un air hébété. Il s’est remis à rire.
« Bon sang, gamin... je crois que tu ferais mieux d’attraper ce paquet de serviettes en papier et de prendre des foutues notes. Tu as un air complètement ahuri. »
Calligaris a levé la main et attiré l’attention du type derrière le comptoir du restaurant.
« Plus de café », il a commandé, et le type a acquiescé avant de s’éloigner au pas de course.
« Bref, tout ce que tu dois te rappeler, c’est que tu es ici pour qu’on puisse utiliser certains de tes talents spéciaux. » Il s’est fendu d’un large sourire. « Tu t’es taillé une sacrée réputation avec le boulot que tu as fait pour ce vieil abruti de Giancarlo Ceriano. »
J’ai levé les yeux, arqué les sourcils.
« Ce connard pensait pouvoir avoir le beurre et l’argent du beurre, tu sais ? »
J’ai secoué la tête. Calligaris a poussé un soupir.
« Don Ceriano... » Calligaris s’est signé. « Paix à son âme... Don Ceriano n’était peut-être pas né de la dernière pluie, mais il avait reçu des instructions spécifiques sur la façon dont les affaires devaient être gérées à Vegas. Il était seulement censé utiliser certains hommes pour certaines tâches et il était censé verser certains pourcentages à certains officiels à certaines périodes de l’année. C’est comme ça que ça se passe et ça s’est toujours passé ainsi. Don Ceriano était un sous-chef pour les Gambino. Historiquement, les relations ont toujours été bonnes entre les Gambino et les Lucchese, et c’est pour ça qu’on m’a demandé d’aller là-bas et de régler les choses avec Don Ceriano, de m’assurer qu’il comprenait pour qui il travaillait et pourquoi. Bref, nous avons réglé ce petit souci, et maintenant les Gambino et les Lucchese ont des participations dans les affaires à Vegas, et tout va être fait dans les règles de l’art. On ne peut pas gérer un business sans partager quelques dollars avec les bonnes personnes au bon moment, tu sais ? »
Calligaris a marqué une pause pendant que le serveur nous apportait du café. Il a enfoncé la main dans sa poche et en a sorti un billet de vingt dollars.
« Hé, gamin, a-t-il dit. Va acheter un collier ou quelque chose à ta petite amie, hein ? »
Le gamin a pris le billet de vingt, l’a fourré dans la poche de son tablier, puis il a eu l’air un instant abattu avant de répliquer : « Merci, mais je n’ai pas de petite amie en ce moment. »
Calligaris a souri, puis froncé les sourcils.
« Qu’est-ce que tu me chantes ? Pourquoi tu viens me casser les couilles, espèce d’abruti ? Tu veux que j’aille t’en dégoter une de foutue petite amie ou quoi ? Tire-toi d’ici ! »
Le gamin a fait un pas en arrière, une lueur d’angoisse dans les yeux.
« Hé ! a sèchement lancé Calligaris. Rends-moi le foutu billet de vingt, espèce de petit con ! »
Le gamin a vivement tiré le billet de la poche de son tablier et il l’a lancé en direction de la table. Don Calligaris l’a attrapé au vol, puis il s’est levé et s’est dirigé vers le gamin. Il s’apprêtait à lui botter le train quand le gamin a décampé. J’ai regardé avec amusement tandis que le gamin détalait dans le restaurant et disparaissait par une porte à l’arrière. Don Calligaris s’est rassis.
« Jésus Marie mère de Dieu, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Ce gamin n’est même pas foutu d’être reconnaissant pour un pourboire, faut qu’il vienne jouer les malins avec moi. »
Il a saisi son café, allumé une nouvelle cigarette.
» Enfin, bref, comme je disais, tout ce que tu dois faire, c’est ouvrir les yeux et te boucher les oreilles. Tu travailles pour moi maintenant. Tu reçois l’ordre de flinguer n’importe quel connard, alors tu flingues le connard, pigé ? Ici, on fait les choses comme il faut, proprement et simplement... et on ne veut pas de ces trucs bizarres comme ce qui s’est passé à La Nouvelle-Orléans, OK ? »
J’ai incliné la tête d’un air interrogateur.
« Cette histoire tordue avec le coeur, tu sais ? Je sais plus comment il s’appelait, Devo ou quelque chose du genre, exact ? Dvore, c’était ça le nom du bonhomme ! Ce type à qui tu as arraché le coeur.
— Je n’ai arraché le coeur de personne, ai-je objecté en secouant la tête.
— Bien sûr que si. Tu es allé là-bas et tu as fait un boulot pour Feraud et son copain politicien. Tu as fait un peu de ménage il y a quelques années. La rumeur prétend que tu as buté ce connard de Dvore parce qu’il faisait chier le monde et que tu lui as arraché le coeur.
— Je n’ai jamais entendu parler de quiconque nommé Dvore, et je n’ai jamais arraché le coeur de personne. J’ai fait un travail pour Feraud parce que Don Ceriano me l’a demandé, mais c’était en 1962, et je n’y suis jamais retourné depuis. »
Calligaris s’est esclaffé.
« Eh ben, merde, gamin... on dirait que quelqu’un a utilisé ton nom en guise de signature. J’avais entendu dire que tu avais descendu ce Dvore pour les Feraud et leur copain politicien, et que, juste histoire de faire passer le message, tu lui avais arraché le coeur.
— Pas moi, Don Calligaris, pas moi.
— Ah, qu’importe... tu devrais voir les choses qu’on m’a collées sur le dos. Ça fait pas de mal, ça aide à bâtir une réputation, pas vrai ? »
J’écoutais Don Calligaris, mais mes pensées étaient en Louisiane. Apparemment, Feraud et son vieux pote plein aux as, Ducane, avaient réglé quelques problèmes et m’avaient mis ça sur le dos. Ça passait mal. C’était comme si quelqu’un avait pris possession de mon corps.
« Qu’est-ce que ça peut foutre, hein ? a lancé Calligaris, interrompant le fil de mes pensées. Y a un boulot à faire, et s’il est dans notre intérêt de dire que c’est quelqu’un d’autre, alors très bien. Je peux pas dire que j’ai pas fait la même chose moi-même deux ou trois fois. »
Don Calligaris a changé de sujet. Il s’est mis à parler des gens que nous verrions, des choses qu’il avait à faire. D’après ce que je comprenais, il semblait que je serais tout le temps avec lui, que je serais censé exécuter ses ordres. Il avait ses assistants, son propre consigliere, mais lorsqu’il s’agirait d’appliquer un remède plus définitif, on ferait appel à moi. Ça ne serait vraiment en rien différent de ma relation avec Don Ceriano, et même si j’avais près de quinze ans de métier, même si Don Ceriano m’avait accompagné tout au long du chemin, j’avais l’impression d’avoir coupé les ponts avec cette ancienne vie. La Floride, Vegas, même La Havane et tout ce qui s’y était passé, étaient derrière moi. Je les laissais s’éloigner. S’y accrocher ne semblait avoir aucun sens. Cependant, le fait que Feraud et son ami politicien réglaient leurs affaires en Louisiane et m’attribuaient leurs actes me souciait grandement. À un moment, j’allais devoir m’occuper de ce problème et je m’imaginais que le remède serait définitif.
Don Calligaris vivait dans une maison haute et étroite de Mulberry Street. Un demi-pâté de maisons plus loin, de l’autre côté de la rue, il y avait une deuxième maison, plus petite, où il m’a emmené lorsque nous avons quitté le restaurant. Il m’a présenté à deux personnes, un jeune type nommé Joe Giacalone, le fils d’un homme que Don Calligaris appelait « Tony Jacks », et un second, un peu plus vieux.
« Sammy Dix Cents, a annoncé Don Calligaris, mais on l’appelle juste Dix Cents. Ça vient de sa carte de visite, tu vois ? Il laisse une pièce de dix cents chaque fois qu’il bute quelqu’un, comme si c’était tout ce que valait sa vie. »
Dix Cents s’est levé de sa chaise installée dans la petite pièce à l’avant de la maison. C’était un homme imposant, il me dépassait d’une tête et, lorsqu’il m’a serré la main, j’ai senti qu’il aurait pu me démettre l’épaule sans forcer.
« Joe est juste venu passer un moment ici, a expliqué Dix Cents. Il déboule chaque fois que sa nana lui casse les bonbons, pas vrai, Joe ?
— Va te faire foutre, Dix Cents, a rétorqué Joe. Je viens ici pour me rappeler combien je suis intelligent comparé à un crétin comme toi. »
Dix Cents a éclaté de rire et s’est rassis.
« Tu vas loger ici avec Dix Cents, m’a informé Don Calligaris. Il te mettra au parfum sur ce qui se passe et quand. Ne traite avec personne sauf avec lui et moi, compris ? »
J’ai fait signe que oui.
« Tu as une chambre à l’étage et Dix Cents va t’aider à apporter tes affaires. Repose-toi, fais la sieste, hein ? On donne une fête ce soir au Blue Flame et tu vas pouvoir rencontrer quelques amis. J’ai quelque chose à faire, mais je serai dans les parages si tu as besoin de moi. Adresse-toi à Dix Cents, et s’il ne peut pas t’aider, il peut m’appeler. »
Don Calligaris s’est retourné et m’a saisi par les épaules. Il m’a attiré à lui et embrassé sur les deux joues.
« Bienvenue, Ernesto Perez, et que tu aies buté Ricky Dvore et que tu lui aies arraché le coeur ou non, tu nous seras tout de même utile ici à Manhattan. Amuse-toi tant que tu peux, car on ne sait jamais quelles emmerdes nous attendent au coin de la rue, pas vrai, Dix Cents ?
— Je vous le fais pas dire patron. »
Don Calligaris s’en est allé, et je suis resté planté dans le salon pendant une minute avec le sentiment qu’un chapitre venait de se fermer et un autre de s’ouvrir.
« Tu vas te poser ou quoi ? » m’a demandé Joe Giacalone.
J’ai acquiescé et me suis assis.
« Hé, sois pas si coincé, gamin, m’a lancé Dix Cents. Tu as une nouvelle famille maintenant et, s’il y a une chose de vraie dans cette famille, c’est qu’on se serre les coudes, pas vrai, Joe ?
— Pour sûr. »
Je me suis laissé aller dans le fauteuil. Dix Cents m’a offert une cigarette, que j’ai acceptée. Joe a allumé la télé, fait défiler les chaînes jusqu’à trouver une retransmission sportive et, au bout de quelques minutes, j’avais cessé de me demander ce que je faisais là et ce qui allait se passer. C’était comme ça. J’avais fait mon choix en une fraction de seconde dans la voiture de Don Ceriano. Ceriano était mort. Pas moi. Ça se passait comme ça dans ce milieu.
Le Blue Flame était une boîte de strip-tease située dans Kenmare Street. La première chose qui m’a frappé a été l’obscurité à l’intérieur. Une large scène parcourait toute la largeur du bâtiment sur la droite et, sur cette scène, trois ou quatre filles arborant des soutiens-gorge à pompons et des culottes pas plus larges que du fil dentaire tournoyaient et roulaient des hanches au son d’une musique pleine de basses qui jaillissait de haut-parleurs disposés sous la scène. Sur la gauche, trois ou quatre longues tables avaient été rassemblées, autour desquelles étaient assis quinze ou vingt hommes portant costume et cravate.
Ils buvaient et riaient, avaient le visage rougi, étaient bruyants, chacun tentant de parler plus fort que son voisin.
Dix Cents m’a guidé jusqu’aux tables. Don Calligaris s’est levé à notre approche et d’un geste de la main il a fait taire l’assistance.
« Mesdemoiselles, mesdemoiselles, mesdemoiselles... nous avons un petit nouveau. »
Les hommes ont lancé des hourras.
« Voici Ernesto Perez, l’un des hommes de Don Ceriano, et bien que Don Ceriano ne puisse naturellement pas être des nôtres ce soir, je suis certain qu’il apprécierait que l’un des siens ait enfin ouvert les yeux et soit venu travailler avec nous à Manhattan. »
Une salve d’applaudissements a retenti. J’ai souri et serré des mains. J’ai saisi un verre de bière que quelqu’un me tendait. Je me sentais bien. Je me sentais le bienvenu.
« Ernesto... merde, il va falloir faire quelque chose à propos de ton putain de nom ! s’est exclamé Don Calligaris. Enfin, bref, voici Matteo Rossi, et ici nous avons Michael Luciano, aucun lien de parenté avec l’autre, et Joe Giacalone, tu sais, et voici son père Tony Jacks, et là-bas, c’est Tony Provenzano, Tony Pro pour toi et moi, et à sa droite, il y a Stefano Cagnotto, et à côté de lui, tu as Angelo Cova, et le type maigrichon au fond, c’est le fils de Don Alessandro, Giovanni. Ces gens là-bas, a-t-il dit en désignant l’autre côté de la table. Eh bien, ce ramassis d’andouilles et de bons à rien, c’est juste un paquet de sans-abri que nous avons ramassés dans la rue. »
Don Calligaris s’est esclaffé. Il a levé les mains et serré les poings.
« C’est ta famille, légitime dans certains cas, les autres ne sont qu’une bande de bâtards ! »
Calligaris s’est assis. Il a désigné une chaise à côté de la sienne et je l’ai prise. Quelqu’un m’a tendu une corbeille pleine de pain tranché et, avant que j’aie eu le temps de comprendre ce qui se passait, je me suis retrouvé entouré de plats remplis de boulettes de viande, de salami et d’autres choses que je n’avais jamais vues.
Ils parlaient, ces gens, et leurs paroles étaient comme une énorme cascade de bruit dans mes oreilles. Ils discutaient de « choses » dont ils s’occupaient, de « choses » dont il fallait s’occuper et, à un moment, alors que les filles étaient parties et que la musique avait été baissée, tout le monde s’est mis à écouter religieusement Tony Pro qui, penché en avant, parlait de quelqu’un dont j’avais déjà entendu le nom.
« Un enfoiré, qu’il disait. Ce type est un sacré enfoiré. Un dur à cuire, je le concède, mais on n’a plus besoin de lui maintenant qu’on a Fitzsimmons. Contrairement à Hoffa, Frank Fitzsimmons reste dans le rang, et il me semble que c’est ainsi que les choses devraient être.
— Bien sûr, bien sûr, bien sûr, disait Don Calligaris en secouant la tête, mais qu’est-ce qu’on peut faire, hein ? C’est pas n’importe qui. On ne peut pas descendre quelqu’un comme Jimmy Hoffa et espérer s’en sortir indemne.
— N’importe qui peut se faire descendre, a répliqué Joe Giacalone. C’est Kennedy qui le disait... que n’importe qui pouvait descendre le putain de président s’il était assez déterminé.
— Bien sûr, n’importe qui peut se faire descendre, a concédé Don Calligaris, mais il y a descendre et descendre, et c’est pas forcément la même chose, hein ? »
Un autre homme assis plus loin, Stefano Cagnotto si je me souviens bien, est intervenu à son tour.
« Alors, c’est quoi la putain de différence... quelqu’un se fait descendre, un autre se fait descendre ? Si le boulot est bien fait, qu’est-ce que ça peut foutre qui c’est ? C’est pas la personne mais la manière qui compte.
— Il a raison, Fabio, a concédé Tony Pro. Ce n’est pas qui on descend qui compte, mais qui fait le boulot et comment il le fait... Hé, Ernesto, t’en penses quoi ?
— Je ne sais pas de qui vous parlez », ai-je répondu en secouant la tête.
J’avais déjà entendu le nom de Jimmy Hoffa, mais j’ignorais quelle était son importance dans le milieu. Tony Pro a éclaté de rire.
« Hé, Fabio, où tu as dégoté ce gamin ? Tu as été le chercher dans une ferme ? »
Calligaris s’est esclaffé à son tour et s’est tourné vers moi. « Tu as déjà entendu parler des Teamsters ? » J’ai fait signe que non.
« Une sorte d’organisation de travailleurs... un syndicat pour les routiers et les ouvriers et tout ça. Bordel, j’ai entendu dire que les Teamsters avaient même un syndicat pour les prostituées et les strip-teaseuses.
— Sans déconner ? s’est exclamé Tony Pro. Bon Dieu, ce que les temps changent !
— Enfin, bref, a poursuivi Calligaris. Les Teamsters, la fraternité internationale des Teamsters, c’est une putain d’organisation énorme qui gère les syndicats et les fonds de pension et toutes sortes de trucs. » Il s’est tourné sur sa gauche. « Hé, Matteo, toi qui as beaucoup bossé là-dessus, qu’est-ce qu’on dit des Teamsters ? »
Matteo Rossi s’est éclairci la voix.
« On dit qu’ils organisent les désorganisés, qu’ils font entendre la voix des travailleurs dans les allées du pouvoir, qu’ils négocient les contrats qui transforment le rêve américain en réalité pour des millions de gens, qu’ils protègent la santé et la sécurité des travailleurs et qu’ils luttent pour conserver les emplois en Amérique du Nord. »
Une vague d’applaudissements a parcouru l’assistance.
« Il me semble, a déclaré Tony Pro, que quelqu’un devrait s’occuper de la santé et de la putain de sécurité de Jimmy Hoffa. »
Les hommes ont éclaté de rire. La discussion s’est poursuivie un moment, puis de nouveaux plats sont arrivés, le volume de la musique a été monté, et une fille avec des seins gros comme des ballons de basket est venue montrer à la famille comment elle pouvait faire tourner les pompons accrochés à ses tétons dans deux sens opposés.
Nous avons mangé, nous avons bu, et le nom de Jimmy Hoffa n’a plus été prononcé de la soirée. Si j’avais su ce qui allait se passer, j’aurais posé des questions, mais j’étais nouveau, je n’étais pas chez moi, et je ne voulais pas m’aliéner ces gens avant même d’avoir appris à les connaître.
C’est trois jours plus tard que je l’ai vue. Elle s’appelait Angelina Maria Tiacoli.
Je l’ai vue dans un marché aux fruits de Mott Street, à une rue de Mulberry. Elle portait une robe d’été imprimée, un pardessus fauve, et elle tenait à la main un sac en papier brun rempli d’oranges et de citrons.
Sa chevelure était abondante et sombre, son teint olivâtre et soyeux, et ses yeux, bon Dieu, ses yeux étaient de la couleur d’un café crémeux bien chaud. J’ai retenu mon souffle lorsqu’elle m’a regardé et ai rapidement détourné les yeux. Dix Cents qui m’accompagnait lui a lancé : « Salut, Ange », et elle a souri et légèrement rougi avant de le saluer à son tour.
Je l’ai regardée s’éloigner, incapable de détacher mes yeux d’elle, et Dix Cents m’a donné un coup de coude et conseillé d’arrêter de la lorgner comme ça.
« Qui est-ce ? ai-je demandé.
— Ange. Angelina Tiacoli. Une fille adorable, triste histoire. » J’ai regardé Dix Cents, qui secouait la tête.
« Va pas te faire des idées à la con, espèce de fêlé de Cubain. Elle est absolument intouchable.
— Intouchable ?
— Bordel, tu m’écoutes pas... si je dis qu’elle est pas pour toi, c’est qu’elle est pas pour toi, OK ?
— OK, mais dis-moi juste qui elle est.
— Tu te souviens de l’autre soir au Blue Flame ? » J’ai fait un geste affirmatif de la tête.
« Le type au bout, un certain Giovanni Alessandro. »
Ça ne me disait rien, mais bon, il y avait eu tellement de monde, tellement de noms.
« Son père est Don Alessandro. Le grand patron. On déconne pas avec lui. Don Alessandro a un frère... enfin, il avait un frère nommé Louis. Louis était barge, véritablement barge, il lui manquait une case, si tu vois ce que je veux dire. Bref, il était marié à une fille, une bonne Italienne, et il l’a cocufiée, tu vois ?
— Cocufiée ?
— Bon Dieu, gamin, tu viens vraiment d’une ferme, hein ? Il l’a cocufiée... tu sais, il est allé se taper une autre nana. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Oui, je sais ce que ça veut dire.
— Doux Jésus, putain de génie ! Enfin, bref, le frère de Don Alessandro va se taper une autre nana et cette nana a une gamine... et cette gamine, c’est Angelina. Tout le monde sait qu’elle est pas exactement liée par le sang, mais bon Dieu, c’est une brave fille et elle est sacrement mignonne, alors Don Alessandro s’occupe d’elle.
— Et sa mère ?
— C’est là que ça devient triste. Sa mère était une prostituée ou une strip-teaseuse de je ne sais où, une camée complètement dingue, et un soir, quand Angelina avait 8 ou 9 ans, elle s’est engueulée avec le frère de Don Alessandro et ils ont fini par se tirer dessus. Don Alessandro avait déjà demandé à son frère de ne plus la voir, il s’était engagé à entretenir la gamine pourvu que l’autre arrête juste de se taper la prostituée, mais Louis Alessandro était barge et il a continué de voir la camée pendant des années, et puis ils se sont engueulés et ces deux abrutis ont fini par se tirer dessus, et Angelina s’est retrouvée sans père ni mère, il ne lui restait plus que la femme de son père, qui est même pas sa vraie mère, tu me suis ?
— Oui.
— Bref, la femme de son père, la femme qui aurait dû être sa mère mais qui l’était pas, elle veut rien avoir à voir avec Angelina, alors elle va dire à Don Alessandro qu’il ferait bien de s’occuper de la gamine vu que c’est sa nièce, d’autant qu’elle va s’en aller et recommencer sa vie loin de la famille de cinglés bons à rien de son mari mort. Alors, Don Alessandro lui a donné un peu d’argent, puis il s’est occupé d’Angelina jusqu’à ce qu’elle soit grande, et après il lui a acheté une maison. C’est là qu’elle vit maintenant, toute seule.
— Et comment ça se fait qu’elle soit intouchable ? ai-je demandé.
— Parce que ça se fait pas, tu sais ? La mère de la fille était pas italienne, elle faisait pas partie de la famille... c’était une camée à moitié dingue venue de Dieu sait où qui allait se faire sauter par le premier venu. Maintenant, achète les foutues oranges, nom de Dieu... et puis qu’est-ce que c’est que cette façon de poser des putains de questions ? »
Je l’ai revue une semaine plus tard. Je faisais seul des courses pour Dix Cents. J’ai mis un point d’honneur à lui dire bonjour et, même si elle ne m’a rien répondu, elle m’a regardé une fraction de seconde et, dans cette fraction de seconde, j’ai aperçu l’ombre d’un sourire et, dans l’ombre de ce sourire, j’ai vu la promesse de tout le reste.
Le lendemain, je l’ai revue dans la rue. Elle sortait d’un salon de coiffure dans Hester. Elle portait la même robe d’été imprimée et le même pardessus fauve. Elle serrait un sac à main contre elle comme si elle craignait que quelqu’un ne le lui arrache. Je me suis approché d’elle et, lorsque je me suis trouvé à trois ou quatre mètres, j’ai senti qu’elle avait conscience de ma présence. J’ai ralenti et me suis arrêté sur le trottoir. Elle a également ralenti. Elle a jeté un coup d’oeil sur sa droite comme si elle songeait à traverser la rue pour m’éviter, mais elle a hésité, suffisamment longtemps pour que je lève la main et lui sourie.
Elle a tenté de me retourner mon sourire, mais les muscles de son visage ne semblaient pas disposés à lui obéir. Ses mains ne bougeaient pas ; elles serraient fermement le sac, comme si cet objet était la seule chose à laquelle elle pouvait se raccrocher à cet instant.
« Mademoiselle Tiacoli », ai-je dit doucement, car Dix Cents m’avait dit son nom, et je n’aurais pas pu l’oublier, même si l’oublier avait été une question de vie ou de mort.
Elle a de nouveau tenté de sourire, en vain. Elle a entrouvert la bouche comme pour dire quelque chose, mais aucun mot n’en est sorti. Puis elle s’est tournée vers la droite avant de poser les yeux sur moi, et elle est soudain descendue du trottoir et a traversé Hester à la hâte.
Je l’ai regardée partir et l’ai suivie sur une bonne quinzaine de mètres sur le trottoir opposé.
Elle s’est arrêtée soudainement, s’est tournée vers moi. Des voitures passaient entre nous sans que nous les remarquions. Elle a lâché son sac de la main droite et l’a levée, paume face à moi, comme pour m’interdire de m’approcher plus, puis elle s’est remise en route aussi brusquement qu’elle s’était arrêtée, mais plus vite cette fois. Je l’ai laissée partir. Je voulais la suivre mais je l’ai laissée partir. À l’angle de Hester et Elizabeth, elle a jeté un coup d’oeil en arrière, pendant juste une fraction de seconde, puis elle a tourné et disparu.
Je suis retourné à la maison les mains vides. Dix Cents m’a traité de « putain d’abruti de Cubain » et m’a renvoyé acheter des cigarettes.
En avril 1974, nous avons déménagé. Apparemment, notre maison avait été repérée par les fédéraux et n’était plus sûre. Don Calligaris est resté dans sa grande demeure étroite de Mulberry, mais Dix Cents et moi avons emménagé dans Baxter, de l’autre côté de Canal Street, à la limite de Chinatown. La maison était plus grande, j’avais trois pièces rien que pour moi, ma propre salle de bains et une petite cuisine où je pouvais me préparer ce que je voulais quand nous ne mangions pas ensemble. J’ai acheté un tourne-disque sur lequel je passais Louis Prima et Al Martino et, quand Dix Cents était sorti, j’attrapais un costume dans la penderie, je le serrais tout contre moi et faisais semblant de danser avec Angelina Maria Tiacoli. Je ne l’avais pas revue depuis le jour où elle était sortie du salon de coiffure de Hester, et je pensais à elle presque chaque nuit, m’imaginant étendu près d’elle dans le demi-jour frais du petit matin, la chaleur de mon corps contre elle, songeant aux mots que nous échangerions, à l’importance que tout revêtirait si elle était avec moi. Je me sentais comme un gamin avec un béguin de cour de récréation, et la passion et l’espoir qui accompagnaient ce sentiment étaient nouveaux pour moi.
En juin, Dix Cents et moi avons dû nous rendre au parc de Tompkins Square pour rencontrer un homme nommé John Delancey. Delancey était employé au tribunal du cinquième district. Il nous a informés qu’une enquête en cours ciblait Don Fabio Calligaris et Tony Provenzano.
« Tony Pro a commandité un meurtre, nous a expliqué John Delancey. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas de quoi il s’agissait, mais la victime était le frère d’un flic. Le flic s’appelle Albert Young, un sergent au Ier commissariat. Ils ont coupé les couilles du frère et les lui ont enfoncées dans la bouche, nom de Dieu, et le flic a fait tellement de raffut qu’on a fini par l’écouter. »
Dix Cents acquiesçait. Il écoutait attentivement. Alors, comment ça se fait que ça retombe sur Calligaris ? a-t-il demandé.
— Parce que ça fait des années que les fédés sont après Calligaris mais qu’ils n’ont rien à se mettre sous la dent. Calligaris est de mèche avec Tony l’Esquive, et Tony est le patron de la famille Lucchese, et s’il arrive quoi que ce soit à Calligaris, alors les fédés supposent que ça fera tomber les Lucchese.
Ils veulent faire croire que les Lucchese ont trahi Tony Pro et entamé une nouvelle guerre entre factions rivales.
— Merde ! s’est exclamé Dix Cents en riant, ces gens bossent pour le gouvernement et ils doivent être les pires abrutis que la terre ait jamais portés.
— Peut-être, a consenti Delancey, mais ils ont des micros et la preuve, fabriquée ou non, que Calligaris et Tony Pro se sont trouvés dans la même pièce à planifier le meurtre du frère du flic.
— C’est des conneries, a répliqué Dix Cents, qui avait l’air sur le point de se mettre en colère.
— Je te dis juste les choses telles qu’elles sont, Dix Cents. Tu dois demander à Calligaris de régler son compte au flic, de le faire taire, et après tu devras descendre la taupe qui se planque dans votre famille.
— Tu as un nom ?
— Non, j’ai pas de nom, Dix Cents. Si j’en avais un, je te le donnerais, mais tout ce que je sais, c’est que quelqu’un dans votre camp, un proche de Calligaris, a donné aux fédés ce dont ils ont besoin et qu’ils vont l’utiliser comme témoin. »
Après quoi, une épaisse enveloppe brune est discrètement passée des mains de Dix Cents à celles de Delancey, puis nous avons regagné la voiture.
« Pas un mot de tout ça à qui que ce soit, m’a averti Dix Cents.
— Pas un mot de quoi ? » ai-je demandé.
Dix Cents a souri en me faisant un clin d’oeil. « Je vois qu’on se comprend. »
Trois soirs plus tard, à un carrefour obscur – dans la 12e Rue Est près de Stuyvesant Park –, j’ai repéré le sergent Albert Young du Ier commissariat tandis qu’il sortait d’un magasin et traversait la rue en direction de sa voiture.
Quatre minutes plus tard, le sergent Albert Young du 11e commissariat – deux fois décoré pour son courage, trois fois félicité pas le bureau du maire pour acte de bravoure dépassant le cadre de son devoir, sept fois mis en garde pour usage excessif de la force – était affalé à la place du conducteur avec un trou de calibre .22 derrière l’oreille gauche. Il ne ferait plus de raffut à propos de son frère. Il y avait même des chances pour qu’il le retrouve bientôt au paradis des flics.
Quatre jours plus tard, Don Calligaris est venu chez nous et s’est entretenu avec Dix Cents et moi.
« Vous devez buter la taupe, a-t-il déclaré d’un ton neutre. Nous avons ouvert l’oeil après l’assassinat du flic et nous savons qui nous a trahis. Nous l’avons fait suivre et il a rencontré des fédés dans Cooper Square près du Village hier matin. »
Dix Cents s’est penché en avant.
« Si ce nom sort de cette pièce, ça va chier. Vous devez agir vite et discrètement. Envoie Ernesto. Il a fait du bon boulot avec le flic, du très bon boulot, et nous avons besoin de la même chose cette fois-ci. Il faut qu’il ait l’air d’avoir été impliqué dans une sale histoire pour qu’ils ne l’exhibent pas partout comme une espèce de martyr, OK ?
— Qui ? » a demandé Dix Cents.
Calligaris a secoué la tête et poussé un soupir. « Cagnotto... Stefano Cagnotto, un putain d’enfoiré de merde.
— Ah merde, je l’aimais bien, a lâché Dix Cents.
— Eh bien, maintenant, tu vas plus l’aimer, Dix Cents. Ce connard s’est fait arrêter pour excès de vitesse. Ils ont fouillé sa voiture, trouvé un sac de coke et un 9 mm. Il risquait un an, deux maxi s’il merdait au procès, et il envisage de témoigner et de s’en tirer en nous balançant Tony Pro et moi pour le meurtre du frère du flic. »
Dix Cents s’est tourné vers moi.
« Tu te souviens de lui au Blue Flame ?
— Non, ai-je répondu, mais tu peux me montrer qui c’est... et tu peux être sûr que lui, il se souviendra de moi, hein ?
— Tu es un type bien, Ernesto, a déclaré Calligaris en souriant, et c’est vraiment dommage que tu sois pas du pays, parce que si tu l’étais, ta réussite serait assurée d’ici Noël. »
Don Calligaris s’en est alors allé. Dix Cents et moi sommes restés un moment silencieux, puis il s’est tourné vers moi et a dit : « Le plus tôt sera le mieux, gamin. Voyons où se trouve cet enfoiré et décidons de la façon de procéder, OK ? »
J’ai acquiescé et me suis levé. Puis je lui ai demandé si j’avais le temps de nettoyer mes chaussures avant d’y aller.
Cette nuit-là, dans la chaleur d’un mois de juin à New York, je suis allé me planquer dans la pièce du fond de l’appartement que Stefano Cagnotto louait à Cleveland Place. Le siège de la police se trouvait un pâté de maisons plus loin. Et cette ironie n’était pas pour me déplaire. J’attendais depuis près de deux heures quand j’ai entendu des bruits de pas dans l’escalier en dessous. J’éprouvais une agréable tension dans le ventre. J’avais envie de pisser mais il était trop tard pour bouger.
L’appartement était plongé dans l’obscurité, seul un fin voile de lumière filtrait à travers les rideaux sur ma droite. Je sentais dans ma main le poids d’un 9 mm muni d’un silencieux. Je portais un bon costume à cinq cents dollars, une chemise blanche et une cravate en soie tricotée. Si vous m’aviez vu au Blue Flame avec la bande des Lucchese, vous n’auriez pas fait la différence entre moi et les autres. Je faisais partie de la famille, en dépit de mon sang cubain, j’étais un Lucchese, j’étais quelqu’un, et le fait d’être quelqu’un me faisait me sentir bien.
Stefano Cagnotto n’était pas ivre mort mais il en tenait une belle et, en franchissant à tâtons la porte de l’appartement, il a fait tomber ses clés. Il a juré à deux reprises et s’est mis à les chercher dans l’obscurité. J’ai entendu le cliquetis du métal lorsqu’il les a ramassées. Puis il a verrouillé la porte derrière lui. C’était l’instinct. Dans ce milieu, vous verrouilliez toujours la porte, même si vous ne faisiez que passer pour récupérer votre portefeuille.
Une fois à l’intérieur, il a allumé la lumière. Je l’ai entendu s’asseoir. Puis j’ai entendu ses chaussures glisser sur le sol tandis qu’il les ôtait. Il s’est mis à fredonner une chanson de Sinatra. « Fly me to the moon, and let me play among the stais... »
« Bientôt, ai-je pensé, tu vas bientôt y être dans les étoiles, enfoiré. »
Je me suis mis à décrire des cercles avec mes pieds jusqu’à entendre les os de mes chevilles craquer. Je me suis penché en avant sur ma chaise, faisant porter le poids de mon corps sur mes genoux et mes pieds. Je me suis levé prudemment, sans un bruit, et j’ai fait un pas vers la pièce. Lorsque j’ai atteint la porte, Cagnotto était dans la cuisine. J’entendais de l’eau couler.
J’ai retenu mon souffle et attendu qu’il revienne.
Il avait un verre à la main. En me voyant, il a lâché le verre.
« Putain, qu’est-ce que... »
J’ai levé la main.
« Ernesto, a-t-il repris. Bordel de Dieu, Ernesto, tu m’as foutu la trouille de ma vie ! Qu’est-ce que tu fous ici ? » J’ai écarté la main droite.
Les yeux de Cagnotto se sont fixés sur mon pistolet.
« Ah, bon Dieu, Ernesto, qu’est-ce que c’est que ces conneries ? » Il a baissé les yeux vers le sol. « Regarde ce que tu m’as fait faire », a-t-il dit en désignant le verre brisé à ses pieds. Il a prudemment enjambé les tessons et avancé de deux pas dans la pièce. « Éloigne ton flingue, Ernesto. Tu me fous les jetons. Qu’est-ce que tu fous ici ? Qu’est-ce que tu veux à cette heure de la nuit ?
— Assieds-toi, ai-je dit d’une voix douce, presque compatissante.
— M’asseoir ? Bordel, j’ai pas envie de m’asseoir.
— Assieds-toi, ai-je répété, et j’ai levé le pistolet et l’ai pointé droit sur son ventre.
— Tu déconnes, qu’il a dit. Qui t’a demandé de faire ça ? Est-ce que c’est ce gros con de Dix Cents ? Bon sang, qu’est-ce qu’il croit, que c’est... le putain de 1er avril ? »
J’ai fait un pas en avant et ai levé le pistolet pour qu’il soit au niveau des yeux de Cagnotto. « Assis ! ai-je ordonné.
— Tu ne viens pas ici me dire ce que je dois faire, espèce de métèque de merde... pour qui tu te prends ? »
Cagnotto serrait fermement les poings. Il a fait un nouveau pas en avant et je me suis rué sur lui sans la moindre hésitation.
Trente secondes plus tard, pas plus, Stefano Cagnotto était assis au bord d’un canapé de cuir italien à deux mille dollars avec une large coupure sur le côté de la tête. Comme il était toujours sonné, ce qui sortait de sa bouche n’avait pas beaucoup de sens. Il était un peu incohérent, mais il n’a eu aucun mal à comprendre ce qui allait se passer quand j’ai posé un sachet de coke devant lui sur la table en verre et lui ai ordonné de s’activer.
Il savait ce qui l’attendait. Il n’a même pas protesté, ni cherché à se justifier. Il s’avérait qu’il avait un certain sens de l’honneur, chose que je pouvais respecter en dépit de la situation.
Au bout de quatre lignes, il a commencé à avoir du mal à se concentrer sur ce qu’il faisait. J’ai posé mon pistolet et l’ai un peu aidé, lui maintenant la tête en arrière pendant qu’il s’enfonçait la cocaïne dans les narines. Je lui ai ouvert la bouche et y ai balancé un peu de poudre et, quand il a commencé à s’étrangler, j’ai placé mon avant-bras sur sa poitrine et l’ai repoussé contre le canapé. Il s’est alors mis à dégueuler et, chaque fois qu’il avait un haut-le-coeur, je lui baissais la tête pour qu’il ne me vomisse pas dessus. Je ne prenais jamais de coke, ne comptais jamais le faire et je ne savais pas combien ces abrutis pouvaient s’en foutre dans le nez à la fois. J’avais apporté un sachet que Dix Cents s’était procuré pour moi, il y avait peut-être de quoi remplir une tasse en tout, et quand tout a été fini, plus de la moitié de la poudre était partie dans sa gorge ou ses narines.
Je n’ai pas eu besoin d’abattre cet enfoiré. Je n’en avais jamais eu l’intention. Il est mort au bout de dix minutes.
L’enquête des fédés n’a jamais fait surface. Le mois de juin s’est écoulé, puis juillet et août, et je n’en ai plus jamais entendu parler. Don Calligaris m’a juste dit : « Bon boulot, gamin », et ça a été la fin de cette histoire.
Un jour de septembre, j’ai suivi Angelina Maria Tiacoli sur trois pâtés de maisons avant qu’elle ne s’aperçoive que j’étais derrière elle.
Elle semblait folle de rage. Elle a pivoté sur ses talons et s’est dirigée vers moi.
« Qu’est-ce que vous faites ? a-t-elle demandé d’un ton accusateur, la passion et la véhémence dans sa voix trahissant bien plus qu’une simple colère.
— Je vous suis, ai-je répondu.
— Je sais que vous me suivez. »
Elle a fait un pas en arrière et réajusté son manteau. Celui-là était noir, d’une épaisse étoffe laineuse, avec un liseré de soie. « Mais pourquoi me suivez-vous ?
— Je voulais vous parler. »
Je me sentais brave et audacieux, comme un caïd de bac à sable. « De quoi ?
— Je voulais savoir si je pouvais vous emmener voir un film ou peut-être manger quelque chose, ou peut-être juste prendre un café. »
Angelina Maria Tiacoli a semblé frappée de stupeur.
« Vous ne pouvez pas me demander ça, a-t-elle répliqué. Vous comprenez que vous ne pouvez pas me suivre dans la rue et me demander ça.
— Comment ça ? ai-je demandé en fronçant les sourcils.
— Savez-vous qui je suis ? a-t-elle demandé.
— Angelina Maria Tiacoli, ai-je répondu.
— Oui, c’est mon nom, mais savez-vous qui était mon père ?
— Bien sûr, oui. Dix Cents me l’a dit.
— Dix Cents ?
— C’est quelqu’un, juste quelqu’un que je connais.
— Et il vous a tout raconté sur moi ?
— Non, pas tout. Je suis sûr qu’il ne sait vraiment pas grand-chose à votre sujet. Il m’a dit votre nom, qui était votre père et, le reste, je l’ai deviné tout seul.
— Le reste ? Quel reste ?
— Ah, vous savez, que vous êtes jolie, et que vous avez l’air d’être le genre de personne que j’aimerais vraiment connaître, et que vous et moi aurions une sacrée allure si on se mettait sur notre trente et un et qu’on allait dans un chouette endroit, comme au restaurant ou au spectacle.
— Et vous avez deviné tout ça tout seul, hein ?
— Bien sûr.
— Eh bien, a-t-elle répliqué, je ne sais pas qui vous êtes, mais si vous avez un ami qui s’appelle Dix Cents, je ne peux qu’imaginer le genre de gens que vous fréquentez, et si vous fréquentez ces gens, alors n’importe lequel d’entre eux pourra tout de suite vous dire que je ne suis pas le genre de personne que les hommes de la famille fréquentent, et je ne suis certainement pas le genre de fille qu’on emmène au restaurant ou au spectacle.
— Pourquoi, ai-je demandé en secouant la tête, quel est votre problème... vous êtes malade ou quelque chose ? Vous avez une maladie en phase terminale ? »
Angelina Tiacoli a eu l’air de quelqu’un qui viendrait de se prendre une gifle.
« Vous êtes vraiment un petit malin, a-t-elle lancé, et elle a fait un pas dans ma direction. Vous avez parlé à vos amis stupides avec leurs noms stupides, et ils vous ont dit que j’étais juste une fille de prostituée et que, peut-être, que si vous me suiviez dans la rue, je vous emmènerais chez moi pour coucher avec vous ou je ne sais quoi. C’est ce qui s’est passé ? C’est le genre de conversation que vous avez eue avec votre famille ? »
J’étais sidéré. Je ne savais pas quoi dire. Je cherchais désespérément les mots dans ma tête, en vain. Et quand j’ai ouvert la bouche, rien n’en est sorti.
« Retournez là d’où vous venez et dites à vos amis que si votre satanée famille ne m’avait pas condamnée à cette vie, alors je serais partie depuis longtemps. Dites-leur de ma part, et si vous revenez ici, ou si vous m’arrêtez dans la rue ou me suivez, alors je vous jure que je m’arrangerai pour qu’on vous fasse la peau, espèce de pauvre idiot de malfrat italien. »
Elle m’a fusillé du regard. J’ai ouvert la bouche pour parler.
« Pas un mot de plus, a-t-elle averti, et elle s’est retournée et s’en est allée à la hâte.
— Je... Je ne suis... Je ne suis pas italien », ai-je bégayé, mais le son de ma voix s’est noyé dans le claquement de ses talons sur le bitume, et avant que j’aie pu prononcer un mot de plus, avant que j’aie pu relever la tête ou retrouver suffisamment mes esprits pour faire un pas dans sa direction, elle avait tourné au coin de la rue.
J’ai mis trente secondes à sortir de ma torpeur. Je me suis précipité à ses trousses, mais alors même que je tournais à l’angle de la rue, je savais qu’elle aurait disparu.
J’avais raison. Elle s’était volatilisée. Tout était silencieux.
Je suis resté planté là quelque temps, mon coeur battant à se rompre, puis je me suis difficilement ressaisi et j’ai repris le chemin de la maison.
Noël est passé. La nouvelle année aussi. Je n’ai pas revu Angelina et ai juste cru l’apercevoir furtivement près de la gare routière tandis que je passais en voiture avec Dix Cents et Don Calligaris. Je n’étais pas sûr que ce soit elle, mais le simple fait de voir quelqu’un qui pouvait être elle a suffi à me faire comprendre combien je la désirais. Depuis mon arrivée à New York, je n’avais pas couché avec une seule fille – ni prostituée ni strip-teaseuse, personne – et je me disais que mon abstinence était due au fait que je me réservais pour Angelina.
Je voulais être avec elle. Je voulais entendre cette voix qui avait été si pleine de fiel et de colère ; je voulais entendre cette même voix prononcer des mots d’amour et de passion, et me les dire à moi.
Le printemps est arrivé. L’hiver a desserré son emprise sur New York, et le changement de saison s’est accompagné d’un changement d’humeur dans le camp des Lucchese. Il était encore question du syndicat des routiers et de ce Hoffa dont j’avais entendu parler bien des mois auparavant au Blue Flame.
« Faut qu’il parte, faut qu’il dégage, a déclaré Don Calligaris. C’est une petite merde, un rien du tout, un enfoiré arrogant. Juste sous prétexte qu’il était le président du syndicat, il croit que tout le pays lui appartient. Ils l’ont envoyé en taule pour cette histoire de corruption de juré et de fraude, mais ce trou du cul de Nixon l’a gracié et il revient nous emmerder comme un putain de cancer. Bon sang, pourquoi il nous fout pas la paix ? On s’en sort très bien avec Frank Fitzsimmons, merde, c’est un ange comparé à Hoffa. Mais non, Hoffa doit foutre son nez là où on veut pas de lui, et il arrête pas de casser les couilles à tout le monde. Faut s’occuper de ce connard... faut qu’il dégage une bonne fois pour toutes. »
En juillet 1975, il y a eu des réunions, de longues réunions. J’ai vu des gens aller et venir à la maison, et chez Don Calligaris aussi – des gens comme Tony Provenzano et Anthony Giacalone. J’ai appris que Tony Pro était pour le moment vice-président du syndicat des routiers et, chaque fois qu’il parlait de Jimmy Hoffa, on aurait dit qu’il parlait d’une chose dans laquelle il aurait marché sur le trottoir.
« Quand on demande à Frank de fermer les yeux, il fait comme s’il n’avait rien vu, et c’est exactement ce qu’on attend de lui, disait Tony Pro. Nixon a dit à Hoffa de ne pas se mêler des syndicats pendant dix ans, ça faisait partie du marché pour sa grâce. Maintenant, il revient et on a les fédés sur le dos comme pas possible. Ce type... bon Dieu, on arrête pas de lui répéter de rester hors des affaires, mais il est tellement sourdingue que c’est à croire qu’il a pas d’oreilles. »
Le 28 juillet, un lundi, Don Calligaris nous a convoqués Dix Cents et moi. Quand je suis arrivé, la maison de Mulberry était bondée. Il y avait des gens que je connaissais, d’autres que je n’avais jamais vus. Aucun nom n’a été prononcé, mais Dix Cents m’a dit plus tard que le type assis à côté de Joe Giacalone était Charles « Chuckie » O’Brien, un ami très proche de Jimmy Hoffa, quelqu’un que Hoffa appelait son « fils adoptif ».
« Nous allons descendre cet enfoiré, a déclaré Joe Giacalone. Il y a eu un vote et ce putain de raté est un homme mort. Nous en avons tous marre qu’il nous casse les couilles. »
Une réunion devait se tenir dans le Michigan, dans un restaurant appelé le Machus Red Fox, à Bloomfield Township. Hoffa retrouverait Tony Provenzano, Tony Giacalone et un leader syndical de Détroit pour discuter de son intention de briguer la présidence du syndicat. Hoffa voulait savoir si les poids lourds le soutiendraient s’il se présentait contre Frank Fitzsimmons.
Tony Pro et Tony Jacks n’arriveraient jamais. Tony Jacks irait comme à son habitude faire sa gym au Southfield Athletic Club, et Tony Pro serait à Hoboken, dans le New Jersey, occupé à visiter les bureaux locaux du syndicat. Il ferait en sorte de serrer beaucoup de mains et de parler à beaucoup de gens pour que l’on n’oublie pas qu’il était là. Le leader syndical serait retardé et arriverait au Machus Red Fox après 15 heures. Joe Giacalone avait une Mercury bordeaux qu’il prêterait à Chuckie O’Brien. Chuckie arriverait au restaurant et informerait Hoffa que le lieu du rendez-vous avait changé. Hoffa ferait confiance à Chuckie sans hésitation. Il grimperait dans la voiture et laisserait sa propre Pontiac Grand Ville sur le parking du Machus Red Fox. Et il ne sortirait jamais vivant de la Mercury.
Mais il y avait un autre élément qui m’a pris au dépourvu.
« Vous devez comprendre que ça concerne aussi Feraud et ses liens avec Vegas et la famille Lucchese, a déclaré Tony Pro.
Nous voulons préserver cet arrangement avec La Nouvelle-Orléans et, croyez-moi, ça nous rapportera beaucoup plus à l’avenir que ce que ça nous rapporte pour le moment, alors vous devez aussi comprendre que nous faisons ça non seulement parce que nous voulons que Frank Fitzsimmons reste président du syndicat, mais aussi pour faire plaisir aux États du Sud. Qui est notre homme là-bas ?
— Ducane... le député Charles Ducane, a répondu Tony Jacks.
— Exact, Ducane. C’est lui la figure principale là-bas en ce moment, c’est lui qui décide des contributions du syndicat, de l’endroit où va l’argent, de qui a quoi. Feraud l’a dans sa poche, et si nous ne faisons pas plaisir à Ducane en faisant ça, nous risquons de perdre tous les financements des États du Sud. Ces types ont des intérêts partout et, si nous les contrarions, alors ça va saigner et ça va être la guerre. C’est une mesure nécessaire pour toutes les personnes concernées, et ça ne peut pas, ça ne doit pas, aller de travers.
— C’est pourquoi je vous demande la permission d’envoyer Ernesto », a déclaré Don Calligaris.
Tony Provenzano a dévisagé Calligaris, puis moi.
« Oui... c’est de ça que nous devons parler. Ce Ducane a un de ses hommes, un ancien militaire ou quelque chose du genre. » Il s’est tourné vers Joe Giacalone. « C’est quoi, son putain de nom, déjà ?
— McCahill, je ne sais pas quoi McCahill.
— Exact... Donc Ducane veut envoyer ce gars ici pour régler son compte à Hoffa, mais nous voulons utiliser l’un des nôtres.
— Absolument, a approuvé Don Calligaris. C’est une affaire de famille et ça reste dans la famille. Comme j’ai dit, je veux envoyer Ernesto.
— Et pourquoi ça ? a demandé Tony Pro en arquant les sourcils d’un air interrogateur.
— Ernesto est originaire de La Nouvelle-Orléans, il a travaillé pour Feraud et Ducane par l’intermédiaire de Don Ceriano au début des années 1960. Je veux l’envoyer lui et je veux que Feraud sache qu’on a utilisé un des siens dans cette affaire. Comme ça, ils accepteront que nous n’utilisions pas ce McCahill, pas vrai ?
— Ça me paraît logique, a répondu Tony Provenzano. Ernesto ? » J’ai acquiescé, sans rien dire.
« Ça lui arrive de parler ? » a demandé Tony Pro avec un sourire.
Calligaris a souri à son tour. Il a posé la main sur mon épaule et l’a serrée.
« Seulement quand il est obligé et seulement avec les gens qu’il aime bien, pas vrai ? » J’ai souri.
« Merde, je ferais bien d’être sympa avec lui alors, a dit Tony Pro. C’est pas le genre de type dont je voudrais me faire un ennemi. »
Ils ont éclaté de rire. Je me sentais bien. Et c’était une sensation à laquelle je commençais à m’habituer. J’étais quelqu’un. Je comptais. Je pensais aussi à Feraud et à Ducane, des gens dont le nom ressurgissait de temps à autre dans ma vie professionnelle, des gens qui semblaient avoir gagné en importance au fil du temps. Alors que j’avais autrefois pris ce Charles Ducane pour un homme insignifiant et nerveux à la botte d’Antoine Feraud, il semblait désormais avoir la mainmise sur son propre territoire. Il était devenu quelqu’un, exactement comme moi, mais d’une façon nécessairement différente.
« Donc, c’est pour mercredi, a annoncé Tony Jacks. À partir de maintenant, le nom de code, c’est Gémeaux. C’est tout, juste un mot. Je ne veux entendre ni noms, ni dates, ni lieux. Je veux juste entendre un mot quand vous ferez allusion à cette affaire, et ce mot, c’est Gémeaux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? a demandé Tony Pro.
— C’est un putain de signe du zodiaque, espèce d’abruti. Un putain de signe zodiacal, un truc dans les étoiles, et il y a une image avec un type à deux têtes ou un truc à la con de ce genre. C’est juste un putain de mot, OK ?
— Alors, pourquoi celui-là ? a insisté Tony Pro.
— Parce que c’est ce que j’ai décidé, a répliqué Tony Jacks. Et parce que Jimmy Hoffa est un putain d’hypocrite à deux visages et il va les perdre tous les deux mercredi. »
Je me suis donc rendu dans le Michigan et j’ai rencontré Jimmy Hoffa par un mercredi après-midi chaud à Bloomfield Township. C’était un type costaud. Grosses mains. Grosse voix. Mais il était nerveux. Je crois qu’il savait qu’il allait mourir. Il est monté dans la Mercury quand Chuckie O’Brien s’est pointé au Machus Red Fox, et j’avais beau être assis à l’arrière, il ne m’a pas demandé qui j’étais. Il parlait trop vite, demandait pourquoi le lieu du rendez-vous avait été changé, si Provenzano et Giacalone étaient déjà là, si Chuckie savait s’ils soutiendraient ou non sa candidature à la présidence du syndicat.
Il s’est beaucoup débattu quand je lui ai passé le fil de fer autour du cou depuis la banquette arrière. Il s’est débattu comme Don Ceriano, mais je n’ai rien éprouvé. Chuckie a dû lui maintenir les mains sur les cuisses, ce qui n’a pas été chose facile vu que ce n’était pas un poids plume. Jimmy Hoffa a chèrement vendu sa peau, il a résisté jusqu’au bout, et il y a eu un sacré paquet de sang. Mais c’était juste une question de business cette fois, et il y avait très peu de choses à en dire. Il avait foutu mes employeurs sérieusement en rogne, un point c’est tout. Il avait peut-être été le président du syndicat des routiers, mais l’expression de son regard dans le rétroviseur, l’expression que j’ai vue quand il a rendu son dernier souffle, a été la même que pour tous les autres. Qu’il s’agisse du pape ou d’un leader syndical ou du Christ ressuscité, quand ils voyaient s’éteindre la lumière derrière leurs yeux, ils avaient tous l’air d’instituteurs effrayés.
Je me disais que ça m’arriverait peut-être aussi un jour, mais bon, je verrais bien le moment venu.
Un peu plus de vingt minutes plus tard, je descendais de voiture avec une corde de piano ensanglantée dans ma poche tandis que Jimmy Hoffa, 62 ans, était emmené vers le sud jusqu’à une usine de traitement des graisses où il serait transformé en savon. J’ai regagné le Red Fox à pied, puis j’ai pris un bus jusqu’à Bloomfield. De là, j’ai pris un autre bus jusqu’à la gare. J’ai été de retour à Manhattan le jeudi 31 juillet. Treize jours plus tard, c’était mon trente-septième anniversaire. Don Fabio Calligaris et Tony Provenzano ont organisé une fête en mon honneur au Blue Flame, une fête que je n’oublierai jamais.
C’est Tony Giacalone qui m’a demandé ce que je voulais pour mon anniversaire, et qui m’a expliqué que je pouvais avoir absolument tout ce que je voulais.
« Votre bénédiction, ai-je répondu. La bénédiction de la famille.
— Notre bénédiction pour quoi, Ernesto ?
— Pour épouser une fille, Don Giacalone... voilà ce que je veux pour mon anniversaire.
— Bien sûr, bien sûr... et qui veux-tu épouser ?
— Angelina Maria Tiacoli. »
Ils m’ont accordé leur bénédiction, avec quelques réserves peut-être, mais ils me l’ont accordée, et même si quatre mois se sont écoulés avant que je la revoie, c’est ce jour-là que ma vie a changé de façon irréversible.
Par la suite, bien d’autres choses ont également changé. En août, Nixon concéderait finalement la défaite et démissionnerait, emportant avec lui les innombrables connexions qui reliaient les familles à travers tous les États-Unis. Le 15 octobre de l’année suivante, Gambino mourait d’une attaque cardiaque en regardant un match des Yankees à la télé dans sa résidence d’été de Long Island. Sa succession serait assurée non par Aniello Dellacroce comme tout le monde le pensait, mais par Paul Castellano, un homme qui ferait bâtir une réplique de la Maison-Blanche au sommet de Todd Hill, sur Staten Island ; un homme qui négocierait une trêve avec la mafia irlandaise de New York et offrirait à ses chefs – Nicky Featherstone et Jimmy Coonan – l’autorisation d’utiliser le nom de Gambino dans leurs affaires en échange de 10 % de leurs bénéfices à Hell’s Kitchen dans le West Side ; un homme qui contribuerait éventuellement à l’affaiblissement du pouvoir des familles criminelles italiennes à New York. Carminé Persico renverserait Thomas DiBella à la tête de la famille Colombo en 1978 ; Carminé Galante conserverait son emprise sur la famille Bonnano jusqu’en 1979 lorsqu’il serait assassiné dans le restaurant italien Joe and Mary à Brooklyn, après quoi il serait remplacé par Caesar Bonaventre qui, à simplement 24 ans, serait le plus jeune capo de tous les temps. Mon temps à New York toucherait alors à sa fin ; j’aurais depuis longtemps dépassé le statut de simple tueur à gages qui avait fait ma réputation, et mon apprentissage serait terminé.
Je pensais être venu à New York pour trouver quelque chose. Quoi, je l’ignorais alors, et je n’en suis toujours pas certain. Mais j’ai trouvé une chose à laquelle je ne m’étais jamais attendu et je vais vous en parler un peu maintenant.
Thanksgiving approchait et, bien que Thanksgiving n’ait pas été un événement particulièrement important dans le calendrier italien, c’était tout de même une occasion de manger plus, de boire plus, de faire la fête au Blue Flame et de se charrier les uns les autres.
J’ai emprunté la voiture de Dix Cents, l’ai conduite dans un garage pour la faire nettoyer. Dieu seul sait ce qu’ils ont trouvé dedans, mais comme ils étaient de la famille, ça n’avait aucune espèce d’importance. J’ai garé la voiture à une rue de chez nous pour que Dix Cents, oubliant qu’il me l’avait prêtée, ne s’en serve pas, et j’ai regagné la maison à pied. Je me suis mis sur mon trente et un, comme pour aller à l’église, et j’ai ciré mes chaussures et noué ma cravate. C’était le début de soirée, un samedi, et sur le coup de 19 heures, je suis ressorti d’un pas léger avec deux mille dollars en poche.
Lorsqu’elle a ouvert la porte, elle ne portait rien que des chaussons et une robe d’intérieur. Elle avait les cheveux attachés derrière la tête comme si elle était occupée à faire le ménage et, quand elle m’a vu avec mon costume à mille dollars et mon bouquet à trente-cinq, elle a ouvert de grands yeux. Je n’étais pas un homme spectaculairement beau, enfin, je n’aurais pas pu être mannequin dans les magazines ou Dieu sait quoi, mais j’étais tout à fait présentable et on aurait pu m’emmener n’importe où sans avoir honte.
« Oui ? a-t-elle demandé.
— Il y a un spectacle au Metropolitan Opéra, ai-je répondu. Un concert. »
Je lui ai tendu les fleurs. Elle les a regardées comme si je tenais un sac avec un rat mort à l’intérieur.
« Bref, il y a un concert au Metropolitan Opéra...
— Vous l’avez déjà dit... Vous feriez bien de vous dépêcher ou vous allez manquer le début.
— J’ai fait des efforts pour me faire beau, ai-je dit en la regardant, alors que vous, vous êtes belle même en chaussons et en robe d’intérieur. Ça vous rend heureuse d’être méchante avec les gens, ou bien est-ce que vous êtes perverse ou atteinte de je ne sais quelle maladie mentale ? »
Elle s’est alors esclaffée, et son rire était plus beau que tout ce qu’on pouvait entendre au Metropolitan.
« Non, je suis perverse, et je ne peux pas m’empêcher d’être méchante, a-t-elle répliqué. Maintenant, allez-vous-en avec vos stupides fleurs. Trouvez-vous une jolie blonde avec des jambes interminables et emmenez-la à l’opéra.
— Je suis venu vous chercher vous. » Angelina Maria Tiacoli a semblé atterrée.
« Je crois me rappeler vous avoir vu dans la rue. C’était vous, n’est-ce pas ?
— Dans Hester Street, quand vous sortiez du salon de coiffure. » Angelina a froncé les sourcils, momentanément décontenancée.
« Quoi, vous prenez des notes ?
— Non, je ne prends pas de notes... j’ai juste un don pour me rappeler les choses importantes.
— Et l’endroit où je me fais couper les cheveux est important ?
— Non, pas l’endroit où vous vous faites couper les cheveux... mais le fait que c’était vous, voilà ce qui était important.
— Vous êtes sérieux, n’est-ce pas ?
— Suffisamment sérieux pour demander à Don Giacalone sa bénédiction et celle de la famille.
— Sa bénédiction pour quoi ?
— Pour vous épouser, Angelina Maria Tiacoli... pour vous épouser et faire de vous ma femme.
— Pour m’épouser et faire de moi votre femme, vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Je vois, a-t-elle dit. Et vous savez qui je suis ?
— J’en sais assez sur vous pour vous inviter à sortir ce soir, mais suffisamment peu pour vous trouver très intéressante.
— Ainsi, je suis intéressante, hein ?
— Oui, ai-je répondu. Intéressante et belle, et même quand vous parlez, j’entends dans votre voix une chose qui me laisse croire que je pourrais vous aimer pour le restant de votre vie.
— Vous avez répété avant de venir, ou est-ce que vous avez demandé à un scénariste de Hollywood de vous écrire tout ça ? »
J’ai acquiescé.
« Bien joué. J’ai demandé à un scénariste de Hollywood de coucher tout ça sur le papier et je lui ai dit que, s’il n’obéissait pas, j’irais chez lui et je lui tirerais une balle dans le genou. »
Elle a ri. Le courant commençait à passer.
« Donc, vous vous êtes fait tout beau, vous avez acheté des fleurs et vous êtes venu ici sans y être invité pour me demander de vous accompagner au Metropolitan Opéra ?
— Exact.
— Je ne peux pas venir.
— Pourquoi ? ai-je demandé en fronçant les sourcils.
— Parce que je ne peux pas sortir avec vous, ni avec qui que ce soit de votre espèce, vous allez donc devoir vous remettre vite fait et trouver quelqu’un d’autre à harceler. »
Angelina Tiacoli a souri une fois de plus, mais ce n’était pas un sourire chaleureux ni bienveillant, puis elle a brutalement refermé la porte et m’a laissé planté sur le perron.
J’ai attendu une trentaine de secondes jusqu’à entendre le son de ses pas s’éloigner à l’intérieur, puis j’ai fait un pas en arrière, j’ai posé le bouquet contre la porte et je suis rentré à la maison.
Je suis revenu le lendemain après le déjeuner.
« Encore vous ?
— Oui.
— Vous n’allez pas abandonner, hein ? » J’ai fait non de la tête.
« Comment était le concert ?
— Je n’y suis pas allé.
— Vous voulez que je vous rembourse les billets, c’est ça ?
— Non, je ne veux pas que vous me remboursiez les billets.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez exactement ?
— Je veux vous emmener dans un endroit agréable, peut-être au cinéma...
— Ou voir un spectacle au Metropolitan.
— Exact, ai-je dit, un concert au Metropolitan, ou peut-être que nous pourrions juste prendre un café quelque part et discuter un moment.
— Juste un café.
— Oui, si c’est ce que vous voulez.
— Non, ce n’est pas ce que je veux, mais je me dis que si j’accepte de prendre un café avec vous, vous me ficherez peut-être la paix. Est-ce trop espérer ?
— Oui, c’est trop espérer. Si vous prenez un café avec moi, alors je vais vouloir revenir et vous emmener ailleurs la prochaine fois. »
Angelina est restée un moment sans rien dire, puis elle a acquiescé.
« Entendu, a-t-elle dit. Revenez à 16 heures. » Elle a refermé la porte.
Je suis revenu à l’heure convenue. J’ai frappé à la porte jusqu’à ce qu’une personne dans la maison adjacente se penche à la fenêtre et me demande « d’arrêter ce bordel, connard ».
Soit Angelina était sortie, soit elle se cachait à l’intérieur. Je n’étais pas furieux, pas sur le coup, jamais, – j’étais juste déterminé.
J’y suis retourné le mardi soir, peu après 19 heures.
Elle a ouvert la porte. Elle était élégamment vêtue : jupe, veste en laine, joli chemisier rose qui lui donnait le teint chaud et appétissant.
« J’étais prête hier soir et vous n’êtes pas venu, a-t-elle dit.
— Je n’ai jamais dit que je viendrais hier soir.
— En effet, vous ne l’avez pas dit, mais étant donné que vous étiez venu la veille et l’avant-veille, je supposais que vous viendriez tous les jours jusqu’à ce que je cède.
— Si vous aviez dit que vous seriez prête hier soir, je serais venu hier soir. Mais vous m’avez fermé la porte au nez, et quand je suis revenu dimanche, vous n’étiez pas là.
— Si, j’étais là, je n’ai juste pas répondu.
— Pourquoi ?
— Je voulais voir à quel point vous étiez persistant.
— Et ?
— Et vous êtes persistant, même si je suis surprise que vous ne soyez pas venu hier.
— Je suis désolé.
— Excuses acceptées, a-t-elle répondu. Alors, où voulez-vous m’emmener ?
— Où voulez-vous aller ?
— Je veux prendre le métro jusqu’à la 6e Avenue, trouver le restaurant le plus cher et manger des choses que je n’ai jamais mangées.
— C’est faisable. »
Elle a marqué une pause, comme si elle songeait à quelque chose, puis elle a acquiescé.
« OK, accordez-moi cinq minutes et je reviens.
— Vous n’allez pas fermer la porte et vous enfermer à double tour ?
— Non, a-t-elle répondu en riant, accordez-moi cinq minutes. » J’ai attendu cinq minutes. Elle ne revenait pas. Elle m’a laissé poireauter deux minutes de plus, puis j’ai entendu le bruit de ses pas.
Elle a ouvert la porte et est sortie. Elle était superbe ; elle sentait merveilleusement bon – violette ou chèvrefeuille ou je ne sais quoi – et quand je lui ai offert mon bras, elle l’a pris et nous avons marché jusqu’à la voiture. Je lui ai ouvert la portière et l’ai emmenée jusqu’à la station de métro. Je ne lui ai pas demandé pourquoi elle ne voulait pas y aller en voiture. Elle voulait le métro, elle a eu le métro. Si elle m’avait demandé de lui acheter le métro, j’aurais trouvé un moyen.
Je l’ai emmenée jusqu’à la 6e Avenue. Nous avons trouvé un restaurant, et je ne sais pas si c’était le plus cher de l’avenue, ça m’était égal, mais j’ai dépensé deux cent onze dollars et laissé un pourboire de cinquante.
Au retour, je ne l’ai pas ramenée en voiture depuis la station de métro jusqu’à chez elle car je souhaitais passer le plus de temps possible avec elle. Nous avons marché, ce qui a pris vingt bonnes minutes, et lorsque, sur le perron, je lui ai dit que je venais de passer la plus belle soirée de ma vie, elle a tendu la main et m’a touché le visage.
Elle ne m’a pas embrassé, mais ça n’était pas un problème. Elle a dit que je pouvais revenir la voir, à quoi j’ai répondu que je le ferais.
Je l’ai vue quotidiennement, en exceptant les deux jours où j’ai dû quitter la ville pour le travail, pendant près de huit mois. Et en juillet 1976, je lui ai demandé de m’épouser.
« Tu veux que je t’épouse ? » a-t-elle demandé.
J’ai fait signe que oui. J’avais la gorge serrée. Je respirais difficilement. Elle produisait sur moi le même effet que Dix Cents sur les personnes qui ne payaient pas leurs dettes.
« Et pourquoi veux-tu m’épouser ?
— Parce que je t’aime, ai-je répondu, et je le pensais.
— Tu m’aimes ?
— Oui.
— Et tu comprends que, si je refuse, alors tu ne pourras plus revenir ici. C’est comme ça que ça se passe... si tu demandes une fille en mariage et qu’elle dit non, alors c’est la fin de l’histoire. Tu sais que, à partir de cet instant, c’est définitivement mort. Tu comprends ça, Ernesto Perez ?
— Je le comprends.
— Alors, demande-moi convenablement. » l’ai plissé les yeux d’un air interrogateur.
« Comment ça, convenablement ? C’est ce que je viens de faire. J’ai une bague dans la poche de ma veste et tout. » Angelina a fait la moue et acquiescé d’un air approbateur. « Tu as une bague ?
— Bien sûr. Tu ne crois pas que je viendrais te demander de m’épouser si je n’en avais pas une.
— Fais-moi voir.
— Hein ?
— Fais-moi voir la bague que tu as apportée.
— Tu es sérieuse ? ai-je demandé.
— Bien sûr que je suis sérieuse. »
J’ai secoué la tête. Ça ne se passait pas comme prévu, – ça devenait beaucoup plus compliqué que je ne me l’étais imaginé. J’ai enfoncé la main dans ma poche et en ai tiré la bague. Elle était dans un petit écrin de velours noir.
Je l’ai tendu à Angelina.
Elle l’a saisi, a sorti la bague et l’a tenue à la lumière. « De vrais diamants ? » a-t-elle demandé. Je lui ai lancé un regard mauvais. Je commençais à en avoir plein le dos.
« Bien sûr que ce sont de vrais diamants. Tu crois que j’apporterais une merde bon marché pour me fiancer...
— Ton langage, Ernesto.
— Désolé.
— Et tu te l’es procurée légalement ?
— Angelina, pour l’amour de Dieu...
— Je suis forcée de demander, pas vrai ? Je suis forcée de demander. J’ai vécu toute ma vie entourée de gens comme toi. Et je ne crois pas qu’on m’ait donné plus de trois ou quatre choses qui n’avaient pas été volées. Se fiancer, c’est important, et se marier encore plus, et je ne voudrais pas m’engager devant Dieu et la Vierge Marie avec quelque chose qui aurait été volé à quelque pauvre veuve de la 9e Rue...
— Putain, Angelina...
— Ton langage...
— Rien à branler de mon langage. Rends-moi la putain de bague. Je rentre chez moi. Je reviendrai demain quand tu auras retrouvé ta tête. »
Angelina tenait la bague dans sa main. Elle a refermé son poing autour.
« Mais je croyais que tu étais venu me demander en mariage ?
— Oui. Je suis venu te demander en mariage, mais tu es là à me casser les couilles sans raison.
— Alors, fais-le convenablement.
— C’est ce que je viens de faire, nom de Dieu !
— Un genou par terre, Ernesto Perez... un genou par terre et demande-moi convenablement sans jurer ni blasphémer. »
J’ai poussé un soupir et secoué la tête. J’ai posé un genou sur le perron et levé les yeux vers elle. Puis j’ai ouvert la bouche pour parler.
« Oui, a-t-elle dit avant que j’aie le temps de prononcer un mot.
— Oui quoi ?
— Oui, Ernesto Perez... je vais t’épouser.
— Mais je ne t’ai pas encore demandé !
— Mais je savais ce que tu allais demander et je ne voulais pas perdre plus de temps.
— Ah, bon Dieu, Angelina...
— Cesse de jurer, Ernesto, cesse de jurer.
— OK, OK, ça suffit. »
En novembre, j’ai suggéré que le mariage ait lieu en janvier de l’année suivante. Elle a repoussé jusqu’à mai car elle voulait qu’il se déroule en extérieur.
Trois cents personnes sont venues à la fête, qui s’est prolongée pendant deux jours. Nous avons passé notre lune de miel en Californie. Nous sommes allés à Disneyland. Je n’avais pas besoin d’apprendre à l’aimer. Je l’aimais à distance depuis très longtemps. Elle était tout pour moi, et elle le savait. Hormis les enfants, elle était la chose la plus importante de ma vie. Elle me rendait important, voilà ce que je ressentais, et c’était un sentiment que je n’avais jamais cru possible.
En juillet 1976, j’ai entendu dire que Castro s’était auto-proclamé chef d’État, président du Conseil d’État et aussi du Conseil des ministres. On évoquait son nom dans les reportages télévisés sur la commission parlementaire présidée par le sénateur Frank Church chargée de faire la lumière sur la prétendue implication de la CIA dans la tentative d’assassinat sur Castro. Tout cela me faisait penser à Cuba, à La Havane, à ma mère et à mon père et à tout ce qui avait depuis longtemps disparu. Mais je ne parlais pas de ces choses à Ange, car c’est ainsi que je l’appelais, et c’est ce qu’elle était.
Dans un sens, elle a été mon salut, dans un autre, ma perte et, sans les enfants, il n’en serait rien resté. Mais ces choses sont arrivées plus tard, beaucoup plus tard, et le moment n’est pas venu d’en parler.
Lorsque nous avons commencé à parler de quitter New York, j’avais 43 ans. Un piètre acteur de série B était devenu président des États-Unis, et Ange Perez était enceinte. Elle ne voulait pas que notre enfant grandisse à New York et, avec la bénédiction de la famille, nous avons songé à déménager en Californie, où le soleil brillait vingt-trois heures par jour, trois cent soixante-trois jours par an. Te ne peux pas dire que nous filions le bonheur parfait ; je ne crois pas que cela soit possible pour un homme avec un métier comme le mien ; mais ce qu’Ange et moi avions créé était si éloigné de la relation qu’avaient mes parents que j’étais heureux.
Je n’imaginais pas, pas une seule seconde, que les choses pouvaient mal tourner, mais avec le recul, je peux honnêtement affirmer que je n’étais pas homme à fonder sa vie sur des hypothèses.
Le chapitre New York s’est refermé. Nous nous sommes envolés en mars 1982, Ange était enceinte de six mois, et même si quinze ans se sont écoulés avant que je revienne à New York, je n’ai plus jamais vu la ville avec les mêmes yeux.
Le monde changeait, je changeais avec lui, et s’il y avait une chose que j’avais apprise, c’était qu’on ne peut jamais revenir en arrière.